Lui et moi, on cohabite depuis 10 ans.
Mon dark passenger, le côté sombre de mon âme, celui qui fait jaillir en moi des sentiments que j’aimerais ne pas connaître. J’essaie au quotidien de cultiver bienveillance, gratitude et gentillesse envers ceux qui croisent mon chemin mais quoi que je fasse, il reste en moi cette part obscure, trace d’une blessure bien trop profonde, cicatrisée en surface mais piquant ponctuellement.
Une douleur invisible, un passager mystère capable d’annihiler en moi toute objectivité, capable de raviver en un instant pour une annonce de grossesse ou une échographie le pire trauma. Je ne supporte plus les injonctions qui nous incombent à nous les mères endeuillées. Enfermées dans nos murs de silence, nous devons nous taire, ne pas déranger, ne pas mettre mal à l’aise. On attend de nous de tenir à distance notre chagrin, on attend de nous la force et la résilience. Se taire, ne pas déranger et ravaler les larmes face aux remarques abruptes, dénuées de bon sens, dénuées d’empathie. Nous devrions comprendre et accepter ce bonheur qu’on nous envoie à la figure. Sommes-nous donc incapables de nous réjouir, tristes monstres d’égoïsme que nous sommes face à la joie occasionnée par un ventre enclin à s’agrandir ? Ne nous pensez pas incapables d’être heureuses pour vous, mais permettez-nous d’éprouver ce contre quoi nous ne pouvons lutter. N’attendez pas de nous l’insouciance, n’attendez pas non plus de nous de la compassion quand vous vous plaindrez à 37 SA parce que « ça commence à être long là » ou que la grossesse c’est pénible ou que les nuits sont difficiles. Ne comptez pas sur nous.
Nous sommes celles qui avons survécu, pas celles qui avons oublié. Je serai celle qui a poursuivi son chemin, pas celle qui peut d’un revers de la main balayer un funeste destin. Je fais au mieux, je vais de l’avant depuis 10 ans. Et n’imaginez pas qu’une fois qu’on a eu des enfants, on peut mettre de côté le bébé qu’on n’a jamais bercé. Non, jamais.
J’accepte d’être humaine, j’accepte d’être fragile face à certaines situations réveillant en moi des souvenirs que je voudrais ne pas avoir stocké en mémoire. J’accepte chaque 19 Mai de ressentir, de me souvenir, de maudire cette sage-femme et son manque d’humanité.
Et pourtant malgré la noirceur de ce jour, j’aimerais dire ces quelques mots à celle que j’étais 10 ans plus tôt.
Une fois que tu auras eu assez de courage, tu survivras.
En miettes parfois, donnant le change la plupart du temps mais toujours debout.
Tu survivras aux annonces de grossesses, aux échos des copines, au manque de tact, d’empathie.
On attendra tellement de toi en te donnant si peu en retour.
Faudra pas en parler, ne pas t’apitoyer, être forte, être résiliente, cacher ce trauma qui ne génère que gêne et maladresse.
Alors toi, tu avanceras mais parfois aussi, je ne vais pas te le cacher, tu pleureras parce que tu sais ce qu’il en coûte et que malgré le temps qui passe, tu aimerais qu’on fasse parfois un peu attention à toi.
Ça viendra te chercher au moment où tu t’y attends le moins. Tu seras en pleine accalmie quand la lame de fond arrivera, violente, mortifère et comme à chaque fois, tu auras l’impression de perdre à nouveau cent fois la même guerre.
Tu te relèveras encore. Tu survivras. Un peu bancale, sous le joug de ce que l’on nomme pudiquement le deuil périnatal.